La treizième édition du festival Jazz Kif de Kinshasa fut à la hauteur de ce qu’elle promettait. Ambitieuse et éclectique, festive et brillante. De la rumba nationale au jazz en passant par le punk cosmique des ghettos de Kinshasa, tout était là.
Photo une : Ray Lema, photo J. Borel
Quand samedi est devenu dimanche, peu après minuit, la scène « sunset » du festival Jazz Kif a vu débarquer une troupe de super-héros d’un genre nouveau, tout droit descendus d’un ovni. Sur scène, des instruments qui paraissaient eux aussi venus de l’espace, mais qui appartiennent bien à l’univers kinois. Tous ont été fabriqués avec des déchets, des éléments recyclés, des tuyaux, des chaînes, des boîtes de conserve… autant d’éléments familiers qui errent dans les rues des ghettos de la capitale RD-congolaise, et auxquels les Fulu Muziki ( « la musique qui recycle ») redonnent une seconde vie, musicale celle-ci. Ces enfants de Bebson de la Rue, le génial géo-trouvetout kinois, ont mis le feu au parterre, retenant un public venu en masse pour la soirée dédiée aux héros disparus de la rumba, que venait de clôturer Lokua Kanza.
La Reine Rumba
Car cette soirée du 15 juin, baptisée « Terre de mélodies », rendait hommage aux génies, pour ne pas dire au génie congolais. Au miracle qui a fait de cet immense pays le creuset d’un son original, unique, forgé par des générations de musiciens et qui, pendant près de quarante ans, inonda toutes les pistes de danse du continent. Barbara Kanam ouvrait le bal en mode diva(s) en reprenant ses aînées : M’pongo Love et Abeti Masikini. Un show court, efficace, qui avait dans cette soirée toute sa place, en ouverture des deux poids lourds de la soirée : Ray Lema et Lokua Kanza (tous deux ayant par ailleurs travaillé avec les divas d’antan précitées).
Le doyen Lema, qui prenait la suite de Barbara Kanam, avait choisi de rendre hommage à Franco Luambo Makiadi. Autant dire à un monstre sacré de la musique congolaise, dont les textes directs, parfois sulfureux, étaient jugés vulgaires par l’entourage du jeune Ray lorsqu’il faisait ses classes à l’orgue chez les jésuites. Pourtant, comme il aime à le confier, le jeune Raymond adorait, comme le font encore aujourd’hui les gamins de Kinshasa, jouer les « chauves-souris » qui montent sur les arbres ou s’accrochent aux grilles pour épier les concerts, surtout ceux qui sont défendus.
Plus tard, comme l’OK Jazz et Tabu Ley, il sera nvoyé pour représenter le Zaïre au Festac de 1977, à Lagos, au Nigeria. Dans ce grand raout panafricain où l’on croisait aussi bien Miriam Makeba que Stevie Wonder, il avait frappé – loin du Zaïre- par la puissance de la rumba, en voyant le pavillon congolais pris d’assaut par les fans en délire. C’était le souffle de ce que Ray Lema appelle parfois « la bombe atomique congolaise » : le sebene, cette partie de la rumba où la musique s’accélère, s’emballe, et déclenche invariablement la danse, quand ce n’est pas la transe. On le sait, après le Festac, Ray Lema qui depuis 1974 était devenu directeur du Ballet National ne fera plus de vieux os au Zaïre, quand il comprendra que cette responsabilité, au demeurant passionnante, impliquait de faire chanter à ses musiciens les louanges du Maréchal Mobutu. Il quitte alors son pays, sans savoir alors qu’il n’y remettra plus les pieds pendant plus de trente ans.
Trente années pendant lesquelles il touchera à tout: du jazz et des voix bulgares, des claviers électroniques et des pianos à queue, des compositions pour orchestre symphonique, ou plus récemment, un travail délicat sur le patrimoine des chansons kongo (Nzimbu, 2014).
Sans doute, la musique de Franco restée cachée dans un coin de son cœur ne l’a-t-elle jamais quitté, et a fini, après une lente maturation, par revenir à la surface ces dernières années, puisqu’il avait commencé de s’y replonger quand la proposition du festival Jazz Kif lui a été adressée… à point nommé !
Ray, qui est né dans une gare, n’a jamais eu peur de sauter dans de nouveaux trains : surtout quand il s’entoure pour l’accompagner d’une pléiade de musiciens plus talentueux les uns que les autres. Il fallait un Michel Alibo pour faire swinguer les basses profondes de Franco, et Rodriguez Vangama pour la (double) guitare lead ressuscitant les machiavéliques tourneries du Grand Maître Luambo Makiadi. Le jeune musicien qui vit en Belgique, mais garde un pied à Kin mérite bien, lui aussi, le titre de « sorcier de la guitare ». Les voix de Ballou Canta et Freddy Massamba, déjà réunies sur le disque Nzimbu et associées à celle de Papa Ray faisaient elles aussi merveille, passant du lingala au kikongo, les deux langues dans lesquelles s’illustrait le plus souvent Franco. Quant aux soufflants, emmenés par le saxophoniste cubain Irving Acao (avec le Brazzavillois Mays Batsimba à la trompette et le Kinois Beevens Mbaki au trombone), ils firent exploser leurs rifs réarrangés pour l’occasion, donnant de puissants coups de fouet aux sebene ou laissant galoper leur imagination en solo. Dharil Esso, redoutable batteur, chicotait lui aussi avec fougue ces rumbas, tandis qu’au devant de la scène, assis à son clavier, trônait Mzee Ray Lema. Ému, encore une fois, de jouer dans ce pays qui l’a vu grandir, et d’avoir fait de ce concert un terrain de rencontre entre Franco et lui. Savoir dialoguer avec les morts, c’est le propre des ngangas (les guérisseurs), mais aussi des grands artistes. En entendant le public, y compris les plus jeunes, reprendre les refrains de Mario, on se disait que les deux, Luambo et Lema, l’un là-haut et l’autre ici-bas, devaient être heureux.
Le concert de Lokua Kanza qui clôturait la soirée sur la grande scène « Sunrise » revenait sur une rencontre, celle du chanteur avec le « Vieux Bokul » aka Papa Wemba, décédé il y a trois ans de cela. Certes, Lokua qui retrouvait son public a chanté plusieurs de ses chansons, reprises en chœur par toutes les générations (comme mutoto, famille, goodbye), mais aussi certains des titres de l’idole Wemba, avec lequel il collabora sur l’album Émotion, paru sur le label Real World en 1995. Rail on, Show me the Way et surtout Yolele (avec la remarquable voix de Kalèj, faisant revivre celle du défunt) firent là encore un tabac.
No Format : back to Africa
La veille, sur la grande scène, le Jazz Kif offrait une carte blanche au label No Format, qui fête cette année son quinzième anniversaire avec une tournée de concerts rassemblant des artistes emblématiques du label (de Cully à New York en passant par Lyon, Londres et Kinshasa). Un pari, car dans cette partie de l’Afrique, ni le label ni la plupart de ses artistes ne passent à la radio et ne sont connus du grand public. Mais le Jazz Kif, au bout de 13 ans, a su fidéliser des spectateurs curieux qui font confiance au festival. Ceux qui étaient là le vendredi 14 ne furent pas déçus. D’autant que l’affiche regroupait des artistes issus de la diaspora africaine qui revenaient au bercail, et mettaient pied au Congo pour la première fois. Gerald Toto, dont les parents sont martiniquais, ouvrait la soirée, seul en scène, et faisait découvrir au Kinois les mille nuances de sa voix, offrant un repos bienvenu de l’âme dans cette ville tumultueuse que le silence a déserté il y a kala kala (bien longtemps). « Le Vrai Sauvage », seule chanson en français du concert, y invita, avec classe et sobriété, la thématique de l’esclavage qui hantait, en toile de fond, les retrouvailles de ces artistes de la Caraïbe avec l’Afrique. Mélissa Laveaux, Canadienne d’origine haïtienne, fit sensation en lâchant ses rythmiques nerveuses pour chanter, en créole, des chansons inspirées du patrimoine de l’île qui, indépendante depuis 1804, fut l’une des premières à envoyer des Casques bleus dès 1961 au Congo. Les quatre Cubains (avec Irving Acao) et six Français du groupe Que Vola ? livrèrent en clôture un concert brillant et libre. Happé par le rythme et la puissance des cuivres, un jeune garçon s’invitait sur scène pour esquisser quelques pas, pour la plus grande joie des trois percussionnistes afro-cubains, trop heureux de cette reconnexion avec les cousins de la Terre mère africaine.
En guise d’épilogue à la soirée, avant que les DJ du cru finissent d’achever les danseurs les plus résistants, le congorockeur Lova Lova, drapé dans une cape rouge de prophète déjanté, scandait comme un chanteur de heavy metal ses textes corrosifs, dénonçant, entre autres, les pasteurs qui profitent de la crédulité de leurs ouailles et indexent des enfants prétendument « sorciers » qui finissent par errer dans la rue, chassés de leur foyer. Dans son fief de Bandal, il tente d’ailleurs de les encadrer et compte enregistrer prochainement un disque avec eux. Pam vous invitera bientôt chez lui.
Bref, cette année encore, le Jazz Kif aura fait voyager le public entre terre et mer, entre un Congo toujours aussi créatif et le reste du monde. Il s’exportait même pour la première fois à Brazzaville, capitale jumelle du Congo d’en face, où l’Angolaise Aline Frazao (qui fit l’ouverture jeudi 13 à Kinshasa) se produisait aussi, jetant un pont sur le Congo, pour reprendre le titre d’un disque de Franklin Boukaka, autre héros regretté de la rumba.